La liberté est un environnement favorable à l'économie, à condition de s'en servir

Si nous regardons l'histoire récente, ceux qui ont intégré le logiciel libre dans leur stratégie sont devenus les champions de l'économie mondiale du numérique d'aujourd'hui. Le MIT de Boston n'a pas été rongé par sa licence libre éponyme, encore moins par le projet GNU qui y a vu le jour. Et que dire de l'université de Berkeley à l'origine des licences xBSD et partenaire de la Silicone Vallée (HP, Apple, Google et presque tous les autres) ?

<Colère> Depuis des années, nos dirigeants martèlent l'idée que le gratuit ruine l'économie, détruit nos emplois. Les pouvoirs publics ont dépensé des millions en communication et pour créer des hautes autorités et des comités Théodule dans ce but. Certains espèrent encore bloquer le gratuit en faisant évoluer le droit d'auteur et le droit des brevets. C'est un travail de sape orchestré et financé qui se poursuivra dans les années à venir, créant un véritable frein économique <Fin de colère>

Nous sommes paradoxalement à un moment de l'industrie où le succès des logiciels privateurs dépend du succès des solutions libres ( internet, téléphonie, cloud, Saas, etc...).

La liberté est donc bien une formidable opportunité d'innovation et de développement si on s'en empare. Comment ? D'abord en augmentant le nombre des développeurs qui codent du logiciel libre, ensuite en équipant de logiciel libre tous ceux qui produisent et pour qui le logiciel privateur reste trop cher.

Il faut industrialiser le logiciel pour l'industrie

L'industrie se différencie du secteur des services en tirant son efficacité de ses investissements en terme d'outils de production et d'organisation de la production. C'est de là que vient la productivité étonnante dont résulte la prospérité d'une économie. Chaque branche industrielle utilise des savoir-faire, des machines et des méthodes spécialisées. Le logiciel qui lui correspond est un logiciel dit "métier". Ce sont les logiciels métiers qui concourrent à l'efficacité industrielle.

Quand on parle de l'informatisation de nos entreprises industrielles on désigne d'une part la bureautique nécessaire à la gestion de l'entreprise qui est en usage courant, d'autre part les logiciels métiers (ERP) qui sont trop coûteux pour les petites entreprises.

Convertir seulement la bureautique de l'entreprise au logiciel libre permet souvent quelques économies sur le long terme, mais n'améliore pas l'efficacité globale des moyens de production. Si on veut parler d'améliorations réelle de la productivité de l'entreprise, c'est bien au niveau des logiciels métiers qu'il faut faire porter l'effort.

Il existe aujourd'hui plusieurs bases techniques libres pour définir des logiciels métiers. Ces programmes adressent les besoins génériques des sociétés et doivent être complétés des particularités de chaque industrie. On ne gère pas l'agro-alimentaire comme la découpe des tôles.

Un objectif réaliste est d'analyser branche par branche les besoins en logiciel métier non couverts pour des raisons de coût et de s'attacher à créer une solution libre de référence adaptée à chaque cas. Chaque industrie doit disposer des solutions métiers "état de l'art".

Il faut que ces solutions soient accessibles aux plus petits et je donne trois arguments dans ce sens :

  • les petites entreprises ont des processus plus simples à informatiser et la mise en oeuvre est plus rapide, et donc les résultats aussi
  • l'efficacité des plus petits est bénéfique pour l'ensemble des chaînes de sous-traitance et in-fine aux donneurs d'ordre. L'inverse n'est pas vrai.
  • c'est parmi les "petits" d'aujourd'hui que figurent certains "gros" de demain.

Si une entreprise se singularise en innovant, le logiciel libre lui permet d'investir dans l'adaptation du logiciel pour disposer d'une solution optimisée. C'est un paradoxe, mais la liberté essentielle pour l'industrie est la liberté de "payer" pour investir.

Le rôle de l'état et des collectivités est de faire converger les efforts vers des investissements probants

Contrairement à une idée répandue, le logiciel libre n'est pas le résultat spontané d'une activité de service. Comme tout logiciel, il nécessite de très nombreuses journées de recherche et développement avant de pouvoir être utilisé, en réalité cela représente des années de travail. Dans la plupart des cas, il est illusoire de penser que l'investissement initial puisse être récupéré par une activité de service tout en distribuant librement et gratuitement le programme et sa documentation. Il est donc naturel qu'en absence de retour sur investissement, le frein essentiel au développement des logiciels métiers dont notre industrie a besoin soit le sous-investissement.

Parfois, des utilisateurs pionniers financent la première version du logiciel, parfois une grande entreprise le fait pour des raisons stratégiques. Dans les autres cas, cet effort est supporté par une poignée de développeurs passionnés qui y sacrifient loisirs et niveau de vie. Il est remarquable que des projets parviennent malgré tout à franchir les premières étapes. Malheureusement, ces projets manquent de moyens et donc, en particulier pour ce qui nous intéresse ici, d'expertise sur les métiers. Pour prendre l'exemple des logiciels de comptabilité libre existant, aucun projet n'a aujourd'hui les moyens de faire intervenir un comptable pour décrypter les règlements français, et les experts métiers n'ont pas l'habitude de donner leur temps gratuitement. Il en va de même pour les particularités de branche de la gestion de production, des activités réglementées etc.. Cela freine considérablement l'adoption du libre en entreprise car le logiciel est toujours incomplet quand on le confronte à une utilisation réelle.

L'état, les collectivités et les organisations professionnelles peuvent jouer un rôle important pour lever ces deux sortes de difficultés en agissant principalement sur ces deux points :

  • organiser la mutualisation des investissements, en garantir les règles et donner de la visibilité au projet
  • mobiliser les compétences de la recherche et de la formation pour compléter les compétences des développeurs et garantir des résultats conformes aux "règles de l'art"

Pour cela, il faut organiser les collaborations entre les pôles de compétivité dédiés à l'industrie, les universités, les associations de développement local d'une part, et les porteurs de projets de logiciel libre et les premiers utilisateurs d'autre part.

Voici quatre situations concrètes qui illustrent mon propos

Les industries de sous-traitance en Rhône-Alpes

La région Rhône-Alpes dispose de plusieurs bassins d'activité industrielle tournées vers la sous-traitance des grandes industries automabile, aviation, biens d'équipement. Par exemple, la vallée de l'Arve en Haute-Savoie est le lieu de concentration de petites entreprises de micro-mécanique (milliers d'emplois, centaines d'entreprises de toutes tailles, dont de nombreuses sont très petites). Installées de longue date, ces activités sont organisées : formation professionnelle, syndicats, pôle de compétivité. Cependant, une grande quantité des très petites entreprises ne sont pas équipées en logiciel moderne adapté à leur métier.

Accompagner les circuits courts, les AMAP et l'agro-alimentaire en PACA

La spécialisation agricole des régions montre ses limites et de nombreux acteurs souhaitent privilégier des circuits courts mettant le consommateur en relation direct avec le producteur. Cette évolution permet de valoriser des activités locales dans le cas des AMAP, mais aussi de faire connaître des produits locaux en dehors du territoire régional par la vente à distance. Mieux équiper les petits producteurs et maraîchers locaux qui travaillent souvent seuls ou en famille avec des outils de gestion spécialisés et les doter d'une boutique sur internet leur permettrait de rivaliser avec les circuits de la distribution classique.

L'économie sociale et solidaire: création d'activité par le projet TéléTryton

Le logiciel Tryton est un logiciel de gestion libre issu d'une communauté de développeurs. TéléTryton organise une offre de service communautaire complémentaire venant en aide aux créateurs d'activité.

  • Les créateurs d'activité peuvent être des séniors qui créent leur propre emploi dans leur domaine d'expertise.
  • L'offre de service communautaire concerne la gestion administrative t financière de l'activité et sa présence sur internet par une boutique électronique. Elle est fournie par des télé-consultants indépendants qui cherchent des compléments de revenus. Ils peuvent faire le choix de travailler à domicile pour des raisons géographiques ou familiales ou bien ce sont des étudiants qui doivent travailler en dehors des horaires de cours.

Le projet TéléTryton est supporté par la commauté des développeurs Tryton et démarre actuellement avec une poignée de volontaires et des ambitions modestes. Il prévoit de se développer par le bouche à oreille. Il pourrait cependant être utile aux incubateurs et pépinières et beaucoup d'accompagnants à la création d'entreprise. L'accompagnement de demandeurs d'emploi pourrait s'appuyer sur TéléTryton pour faciliter des retours à l'activité par la création d'entreprise et par le télé-travail.

L'exemple d'un projet réussi par la convergence des compétences

GNU-Health est un logiciel métier destiné aux hopitaux des pays en developpement. C'est un projet GNU (les puristes du logiciel libre apprécieront) basé sur le logiciel de gestion libre Tryton. Placé sous l'égide des Nations Unies, le projet a su combiner l'expertise de développeurs de logiciel et de professionnels de la médecine. Il en découle une base de logiciel métier capable d'informatiser des hopitaux. Le système permet la gestion de l'hopital et la plannification de ses ressources. Il documente également la pharmacopée, les procédures de diagnostique et de traitement, le dossier médical etc...

Le choix du logiciel libre et le choix de la base de développement libre Tryton qui est pilotée par une communauté ont été déterminants dans la réussite de ce projet.

Bien que le champ d'application de GNU-Health soit éloigné du sujet de cet article qui se concentre sur l'industrie, la méthode suivie par GNU-Health est exemplaire de la coopération entre des acteurs différents et complémentaires : Organisations internationales, états, sociétés privées d'une part, et médecins, spécialistes de l'hopital et informaticiens d'autre part.

GNU-Health est disponible dans les pays anglophones et hispanophones. Le logiciel a été traduit en français. Malheureusement, GNU-Health ne peut pas encore être déployé dans les pays francophones tant que des médecins, spécialistes de l'hopital ou des associations francophones n'y apportent pas les compétences qui manquent aux informaticiens, illustrant ainsi notre difficulté nationale à faire converger les efforts.

Oui ! Le libre peut être un instrument du redressement productif national, à condition toutefois de le vouloir.

Cet article, écrit en marge du projet solidaire TéléTryton, se veut une contribution sur la base du texte de Romain Blachier, consultant numérique, adjoint au maire de Lyon 7e publié dans le Huffingtonpost intitulé Le logiciel libre, un instrument du redressement productif national.

Notre propos se concentre sur l'efficacité de la production industrielle (y compris agro-alimentaire) parce que secteur nécessite des solutions particulières et qu'il nous semble être au coeur du redressement productif souhaité par notre gouvernement.